June 30, 2017
Deborah James
ALAI, 21 juin, 2017
Mediapart, 26 juin, 2017
HuffPost, 12 mai, 2017
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L’un des meilleurs investissements que les entreprises américaines high tech peuvent faire est de changer les règles sous lesquelles elles opèrent pour augmenter leur profit dans l’économie mondiale, tout en empêchant à leurs concurrents d’être à leur niveau. Pendant longtemps, elles ont utilisé les accords commerciaux pour écrire dans le marbre des règles qui favorisent leurs « droits » de faire du profit, tout en limitant la capacité des gouvernements de les réguler dans l’intérêt public, souvent d’une façon qui serait impossible par les voies démocratiques normales.
Vous avez peut-être entendu parler du Partenariat Trans pacifique (TPP), un accord commercial négocié par l’administration Obama, signé en 2016, mais qui n’a jamais eu le soutien nécessaire au Congrès pour y être soumis au vote. Le TPP était le premier accord « commercial » à inclure des « règles du 21ème siècle » étendues, contraignantes pour toute une série de questions digitales comprises sous le titre de « commerce électronique». Alors que ce label évoque une façon positive de promouvoir la capacité des petites et moyennes entreprises d’augmenter leurs ventes sur internet, en réalité il aurait restreint le droit des pays de réguler des secteurs comme la protection de la sphère privée et des consommateurs, le transfert transfrontalier des données, la neutralité d’internet et d’autres questions qui relèvent de la gouvernance d’internet (avec les questions de concurrence, de propriété intellectuelle et beaucoup d’autres). Comme il existe des enceintes, qui vont du Forum sur la gouvernance d’internet au Sommet mondial sur la société de l’information, où le secteur privé, les gouvernements, des ingénieurs et des experts de la société civile traitent depuis longtemps les questions d’internet dans un format multi-acteurs, la tentative du TPP de faire une percée dans ces sujets visait ni plus ni moins qu’à court-circuiter la démocratie et la bonne gouvernance par le secteur privé. Sans surprise, il a été critiqué par des groupes comme le Open Digital Trade Network.
Trump a abandonné le cadavre fumant du TPP, mais des dispositions presque identiques avaient été révélées auparavant dans le projet d’Accord étendu sur le commerce de services (TISA). Le TISA vise à écrire dans le marbre la dérégulation et la privatisation telles qu’imaginées par les grandes multinationales de la technologie, la finance, la logistique et le commerce de détail des 50 pays participants. Bien que peu connu, le principal obstacle qui a empêché les négociateurs de conclure le TISA lors du vingt-deuxième tour en décembre 2016 a été une opposition importante entre l’UE et les Etats-Unis sur la protection des données, face au désir des multinationales d’obtenir de nouveaux « droits » de transférer les données de par le monde et de pouvoir les utiliser sans restrictions. (L’UE a un système solide de droits sur la protection de la sphère privée et des données, tandis que la politique officielle des Etats-Unis favoriser le bon vouloir de Google, Amazon et autres multinationales sur la protection des consommateurs). Malheureusement Trump n’a pas laissé tomber le TISA et, au contraire, il semble prêt à relancer bientôt le traité. Ceci ne surprendra pas ceux qui ont remarqué la prise de pouvoir progressive sur l’administration par la branche de Goldman Sachs. (J’ai écrit longuement sur TISA, y compris ici, ici, et ici, et sur la raison pour laquelle c’est une menace pour les emplois et sur la base électorale de Trump ici.)
Le secrétaire d’Etat américain au Commerce, Wilbur Ross, a aussi affirmé que la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) devrait inclure une mise à jour des règles du TPP et Trump lui-même a mentionné le désir de « abolir les barrières commerciales » pour les grandes entreprises technologiques qui ont ses faveurs.
Comme on le voit, les multinationales qui poussent pour des règles dans le commerce électronique sont en train de faire du shopping entre les différentes instances et elles ont amené leurs listes de souhaits à l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), qui a publié une policy guidance sur toute une série de questions annexes ; et au G20 qui vient de publier sa Digital Economy Ministerial Declaration [PDF]. Cependant, des accords entre membres de ces institutions ne sont pas contraignants pour les gouvernements. Pour obtenir des règles sur le commerce électronique qu’il soit possible d’imposer, les multinationales sont en train de se tourner vers l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Depuis juillet 2016, le commerce électronique a été le sujet le plus poussé par les pays développés dans les négociations de l’OMC. Si les discussions aboutissent à un mandat de négociation, les nouvelles règles soumettraient les citoyens des 164 pays membres de l’OMC à leurs conséquences étendues susceptibles de changer l’état du monde, détruire des emplois et potentiellement le développement.
Les pays en développement, qui représentent la grande majorité des membres de l’OMC, ont depuis sa création en 1995 demandé une série de changements aux règles existantes après avoir constaté qu’elles étaient défavorables à leur développement. Une série de 100 propositions (la plupart pour enlever de l’OMC des règles qui limitent l’utilisation des stratégies de développement) avaient été insérées dans le Cycle de Doha (appelé alors Agenda de développement de Doha pour convaincre les pays en développement que ce tour de négociations allait surtout les aider à utiliser le commerce pour le développement). Les règles les plus importantes et ayant le plus grand besoin de changement sont celles sur l’agriculture, car elles permettent aux pays riches de subventionner leurs producteurs et d’exporter des produits subventionnés au détriment des paysans des pays en développement, qui ne sont pas autorisés à recevoir des subventions gouvernementales même pour la production locale.
Malheureusement depuis lors les propositions des pays en développement ont été discutées rarement, alors que les pays riches ont imposé un agenda différent de libéralisation accrue, plus de droits pour les multinationales et des possibilités limitées pour les pays d’utiliser les mêmes politiques que les pays riches ont utilisées pour se développer.
Les pays industrialisés sont maintenant en crise à cause de l’impact négatif de 20 ans d’accords commerciaux destructeurs d’emplois. Mais leurs négociateurs commerciaux continuent à pousser pour inscrire une série de règles qui vont bien au-delà du commerce de détail et qui sont en réalité un effort de façonner toute l’économie numérique du futur pour le profit des multinationales.
Presque une douzaine de propositions ont circulé à l’OMC, beaucoup avec des dispositions qui se ressemblent, écrites pour une économie mondiale sans frontières, digitalisée, où les principales multinationales financières, technologiques, logistiques et autres peuvent déplacer les emplois, le capital, les intrants et les données sans heurts et restrictions dans le temps et l’espace, en ouvrant de nouveaux marchés, tout en limitant les obligations des multinationales d’assurer que les travailleurs, les communautés et les pays bénéficient de leurs activités.
Ceux qui proposent déguisent leurs propositions dans le cheval de Troie de la nécessité de « booster le développement par le pouvoir des petites et moyennes entreprises (PME), en utilisant le commerce électronique ». Certes, le commerce électronique peut être une force créatrice d’emplois et de développement et il a sûrement le pouvoir d’élargir l’innovation, accroître le choix des consommateurs, connecter des producteurs et consommateurs reculés et augmenter la connectivité globale. Mais ce n’est pas pareil que d’avoir des règles contraignantes globales écrites par Google ans son intérêt.
Récemment, j’ai participé à un forum sur le commerce électronique organisé par la Conférence de l’ONU sur le commerce et le développement (CNUCED), où il y avait beaucoup de représentants des multinationales se faisant passer pour des experts du développement. Le commerce électronique – entendu comme le fait de donner accès à internet à plus de citoyens, faciliter la vente par des femmes rurales du Bangladesh de produits fabriqués maison directement à des consommateurs anglais – n’était pas seulement présenté comme la recette magique pour résoudre tout problème de développement sur terre, mais il allait aussi de pair avec des règles contraignantes à l’OMC qui permettent aux multinationales étrangères un accès illimité aux marchés locaux selon leurs propres règles. Mais les PME ont moins de chances d’être compétitives face à des multinationales gigantesques, qui bénéficient d’économies d’échelle, de subventions historiques, d’avancées technologiques, d’une forte infrastructure sponsorisées par l’Etat et d’un système de règles commerciales écrit par leurs avocats. Le commerce électronique à l’OMC est un marché de dupes.
Pour ceux qui se soucient des emplois, du travail décent, de notre environnement commun, du développement, des inégalités et de l’intérêt public, voici 12 raisons de s’opposer aux nouvelles négociations sur le commerce électronique à l’OMC.[1]
1. Les discussions sur le commerce électronique sont en train de marginaliser un agenda qui pourrait réduire drastiquement la pauvreté. Des millions de pauvres, y compris les paysans, pourraient voir leurs vies s’améliorer si des changements étaient apportés aux règles existantes en agriculture à l’OMC, sur lesquelles j’ai écrit ici et ici. Le réseau international Notre monde n’est pas à vendre (OWINFS) promeut depuis longtemps un agenda de renversement (adopté par des centaines d’organisations de la société civile) par toute une série de demandes similaires. Mais cet agenda a reçu peu d’attention, tandis que tous les yeux sont rivés sur le commerce électronique à l’OMC cette année. En fait, les pays développés vont probablement demander à commercer les négociations sur le commerce électronique pour accepter de tenir les promesses qu’ils n’ont pas tenues depuis 2001 – lorsque le soi-disant Cycle de développement été lancé.
2. Les propositions sur le commerce électronique sont une écriture prématurée de règles. Les entreprises américaines essaient de réécrire les règles internationales pour écrire dans le marbre leur supériorité actuelle en la matière. Malgré une suprématie presque totale dans la haute technologie, elles veulent faire échec à l’émergence de la Chine comme acteur global, vu qu’elle investit des milliards pour développer des secteurs de haute technologie sous son plan « Made in China 2025 ». Les multinationales américaines essaient aussi d’éliminer d’autres potentiels concurrents futurs. Ainsi tous les 164 membres de l’OMC sont poussés à négocier sur des sujets avant que la plupart comprennent vraiment leurs conséquences potentielles. Les pays en développement généralement n’ont pas l’expérience des technologies discutées, donc ils ne savent pas ce qu’est la « meilleure pratique » en ce qui concerne la plupart des activités. Même le rapport de la Banque mondiale “Rapport sur le développement dans le monde 2016 : les dividendes du numérique »”[2] a fait remarquer que les bénéfices de développement des technologies numériques sont restés en arrière par rapport à leur extension rapide et que peu de pays en développement ont accès à la bande large et à d’autres infrastructures, à des cadres régulateurs, au capital humain et à des institutions capables de rendre des comptes pour en cueillir les bénéfices. De récents rapports de la CNUCED montrent qu’une majorité de pays en développement n’ont pas de structure juridique adéquate en matière de commerce numérique, gouvernance d’internet ou cyber sécurité. Même les règles des Etats-Unis et de l’UE sur beaucoup de ces questions ne sont pas encore mûres. Les bénéfices de la digitalisation pourraient être immenses pour tous, mais pas si les règles sont déséquilibrées en faveur des puissants. C’est pourquoi, en octobre, le Groupe africain à l’OMC s’est opposé à établir un mandat sur les règles sur le commerce électronique [3]. Du pont de vue du développement, il est aberrant de créer des traités juridiquement contraignants et dotés de sanctions dans des domaines qui émergent maintenant et sont incroyablement dynamiques de l’économie de transformation technologique.
3. Les propositions sur le commerce électronique détruiraient des emplois. Les technologies derrière la « quatrième révolution industrielle » visent à destabiliser le marché de l’emploi, car la flexibilité est la clé de « l’innovation ». Des emplois bien payés assortis de cotisations sociales sont en train d’être remplacés par du travail sur appel sans protection ou stabilité sociale. Les entreprises sont en train de transférer le risque du marché sur le contractuel individuel, ou « travailleur indépendant », qui non seulement est payé moins, mais n’a pas de sécurité sociale comme le congé maladie, l’assurance maladie et la retraite – sans parler de la stabilité de l’emploi. Souvent, comme dans le cas d’Uber, les efforts de l’entreprise de dominer le marché sont à l’opposé de la capacité des travailleurs d’augmenter leur salaire. Et alors que le danger que les robots représentent sur l’emploi est exagéré, beaucoup d’emplois vont être remplacés par l’automatisation. Un rapport de développement 2016 de la Banque mondiale a estimé que 47% des emplois aux Etats-Unis sont à risque d’automatisation, 65% des emplois en Argentine, 77% en Chine et un impressionnant 85% en Ethiopie. Un récent rapport du Groupe UBS a indiqué que les pays en développement “vont devoir affronter la menace de la quatrième révolution industrielle, qui va mettre en danger les emplois peu qualifiés par l’automatisation extrême, alors qu’ils n’ont pas la capacité technologique de bénéficier des gains relatifs qui pourraient être redistribués par la connectivité extrême ». Les propositions sur le commerce électronique ne créent pas ce changement, mais elles en accélèreraient l’avènement et rendrait plus difficile pour les gouvernements d’en atténuer les impacts négatifs. Au lieu de consolider l’accès au marché pour les multinationales afin d’intensifier cette perturbation, comme le feraient les propositions sur le commerce électronique, les pays devraient être capables d’utiliser toute une série d’instruments politiques pour promouvoir les emplois décents, les protections sociales et – notamment dans les pays en développement – la transformation structurelle de leurs économies.
4. Les propositions sur le commerce électronique augmenteraient les inégalités entre pays. En Afrique sub-saharienne, 62.5% de la population n’a pas accès à l’électricité; 87% n’a pas accès à internet; et la majorité n’a pas de service postal jusqu’à la maison. Les pays pauvres ont été clairs qu’ils veulent un meilleur accès à l’énergie, à l’internet et à d’autres technologies de l’information et la communication (TIC) pour combler le fossé numérique ; une meilleure infrastructure pour la logistique, y compris les systèmes de transport et postaux ; des cadres juridiques et régulateurs ; l’accès à la finance ; et la formation dans les technologies pour les aider à se préparer à bénéficier du commerce électronique. Mais ces questions ne sont d’habitude pas prises en compte dans les propositions des pays développés, présentées par les principales multinationales de commerce électronique. Les propositions des pays en développement, en attendant, se soldent souvent par des promesses non contraignantes d’aide à venir qui est fournie rarement.[4] Le fait que la Chine soit l’un des principaux acteurs en matière de commerce électronique, via AliBaba, contribue peu à mitiger les inégalités structurelles qui se créeraient entre pays développés et en développement. Les propositions sur le commerce électronique étendraient le vaste protectionnisme qui favorise les entreprises basées dans les pays développés, sous forme de brevets et copyrights pour les technologies et le contenu, qui résulte dans des flux financiers accrus du Sud vers les entreprises du Nord.
5. Les propositions sur le commerce électronique à l’OMC pourraient diminuer notre sécurité. La proposition de l’UE sur le commerce électronique à l’OMC inclut une interdiction de l’accès à, ou l’obligation de révéler le code source pour tous les membres de l’OMC. Les gouvernements, y compris celui des Etats-Unis, exigent souvent que les codes source soient publiés ou révélés pour contrôler la vulnérabilité au piratage. Ceci va devenir de plus en plus important vu que certaines estimations projettent que 50 milliards d’appareils vont être connectés à internet d’ici 2020, y compris « les choses d’internet » inclues dans les appareils ménagers comme les réfrigérateurs et les TV intelligents (qui faisaient partie des centaines de milliers d’appareils utilisés dans les piratages massifs en 2014 et de nouveau en 2016). Le piratage d’appareils médicaux, comme les pacemakers, ou des systèmes électroniques des voitures, pourraient poser des risques sérieux pour la santé et la sécurité. Selon le Département américain de la défense, qui a préféré un software open source depuis 2002 :
Rendre le code source accessible au public aide de façon significative les défenseurs et pas seulement les attaquants. Un examen par les pairs continu et étendu, permis par un code source accessible publiquement, améliore la confiance et la sécurité du software par l’identification et l’élimination de défauts qui sinon ne seraient pas reconnus…. A l’inverse, lorsque le code source est caché au public, les attaquants peuvent attaquer quand même le software.[5]
Comme les maisons deviennent des « maisons intelligentes » et les villes des “villes intelligentes,” le risque que le software secret et de propriété soit piraté nous met tous en péril.
6. Les propositions sur le commerce électronique promouvraient plus d’inégalité en réduisant une compétition véritable et en promouvant un comportement monopolistique et oligopolistique. «Est-il temps de casser Google ? » s’est demandé Jonathan Taplin récemment dans le New York Times :
Google détient 88% de part de marché dans la recherche de publicité, Facebook (et ses subsidiaires Instagram, WhatsApp et Messenger) détient 77% du trafic social mobile et Amazon a 74% du marché des livre électroniques. Dans des termes économiques classiques, tous les trois sont des monopoles.[6]
Le contrôle de l’information, des medias et du commerce de détail par ces trois entreprises est en train d’avoir des conséquences inattendues pour la démocratie, l’innovation et l’intérêt public. Ces multinationales sont capables d’investir dans de nouveaux marchés et d’opérer à perte pendant des années pour dominer le marché, comme Uber[7] et Amazon[8] sont en train de faire en Inde et beaucoup de la centaine de marchés dans lesquels ils opèrent. Le nouveau tsar de l’antitrust du président Turmp, Makan Delrahim, est très faible sur la régulation anti-monopolistique. Sans une législation anti-monopolistique forte, les entreprises deviennent encore plus fortes dans tous les secteurs par des acquisitions — “Google qui achète AdMob et DoubleClick, Facebook qui achète Instagram et WhatsApp, Amazon qui achète, pour n’en nommer que quelques-uns, Audible, Twitch, Zappos et Alexa,” remarque Taplin. De surcroît, si un pays se fait du souci concernant un comportement anti-concurrentiel, ses tribunaux vont souvent exiger que le code source soit dévoilé. Mais dans la proposition de l’UE sur le commerce électronique il n’y a pas d’exception pour les cas où les tribunaux exigeraient que le code source soit dévoilé. Les propositions appellent aussi les acteurs dominants à être capables d’étendre leur capacité d’influencer la régulation de leurs opérations sous l’apparence de la « transparence pour la acteurs ». Comment les PME peuvent-elles espérer s’établir dans un domaine où les gouvernements peuvent difficilement faire appliquer un comportement anticoncurrentiel et ce sont les acteurs bien établis qui contribuent à écrire les règles ?
7. Les propositions sur le commerce électronique menacent l’avenir des pays en permettant le libre transfert de leur ressource naturelle la plus précieuse : les données. Le bien le plus précieux de Uber ce ne sont pas les voitures ou les chauffeurs, mais ses données sur la façon dont les gens se déplacent. Lorsqu’une entreprise domine un secteur et qu’elle est capable d’élaborer des données brutes pour le renseignement, elle peut maintenir sa position dominante en excluant les concurrents, comme le soutenait The Economist dans un article recent, “La ressource la plus précieuse du monde n’est plus le pétrole, mais les données.”[9] Des services « gratuits » comme les services cloud de Google ou Amazon sont capables d’accéder à plus de donnée que nous ne pouvons imaginer et de les transformer dans des renseignements qui peuvent être vendus ou loués à d’autres entreprises pour plus de profit. Pourtant presque toutes les propositions sur le commerce électronique incluent le mandat de promouvoir le transfert de données transfrontalier –ce qu’ils appellent habituellement « libre circulation des données » – en interdisant les restrictions sur la localisation des données (comme le fait l’armée américaine, qui insiste pour que ses données soient maintenues dans des serveurs américains) et d’autres règles. Pourquoi est-ce que les pays en développement devraient brader gratuitement cette ressource importante ? Une stratégie d’industrialisation digitale inclurait la création de centres de données nationaux ou régionaux, comme des pays tels que la Chine à la Suède ont fait et qui peuvent devenir des centres importants pour les nouvelles industries de software, les industries de jeux, les industries reliées à internet, et autres industries basées sur les données. Comme écrit par Parminder Jeet Singh:
Selon les tendances actuelles, le niveau de dépendance structurelle des pays en développement dans le contexte de la société digitale va clairement être plus élevé que jamais. Le phénomène a aussi été appelé colonisation digitale…. Les flux et le commerce global de ces ressources vitales devraient avoir lieu dans des termes équitables, en assurant des bénéfices économiques nationaux et la protection sociale et culturelle…. En attendant, nous tenons à clarifier que nous ne sommes pas en train de plaider pour un de-mondialisation digitale. Nous cherchons simplement une place équitable pour les pays en développement et l’intérêt public dans l’ordre global digital qui est en train d’émerger.[10]
8. Les propositions sur le commerce électronique sont une menace pour la protection de la sphère privée et des données. Les pays en développement ne sont pas les seuls qui devraient se faire du souci quant au flux transfrontalier de données et le « libre transfert de l’information ». Nous avons assisté à une explosion de plaintes de la part de consommateurs qui ont découvert que leurs données issues de l’utilisation de produits ou services – des écouteurs Bose à la gestion d’emails en passant par les sex toys — étaient venduds à d’autres entreprises, habituellement sans que le consommateur en ait été informé ou ait donné son consentement. Ceci signifie que les données personnelles ont été volées et/ou abusées ; peut-être que ces « flux de données » devraient être renommés « contrebande d’informations volées ». Comme mentionné précédemment, l’UE a des règles strictes sur la protection de la sphère privée et des données qui ont été débattues démocratiquement et approuvées avec enthousiasme par les votants. Beaucoup d’entreprises américaines ne sont pas à la hauteur de ces standards et elles n’ont pas le droit de transférer des données aux Etats-Unis. Une étude de 2017, le “Global Survey on Internet Security and Trust,” menée par le Centre for International Governance Innovation et Ipsos, a montré que les consommateurs hésitent à faire des achats sur internet parce qu’ils ne font pas confiance aux gouvernements (65%) ; aux entreprises (74%) ou redoutent que leurs données soient utilisées par des cybercriminels (82%).[11] L’année passée, des associations européennes ont envoyé une lettre, tout comme la société civile internationale,[12] demandant au parlement européen de défendre la protection des consommateurs et de la sphère privée dans TISA – mais ces mêmes dispositions sont en train d’être introduites à l’OMC.
9. Les propositions sur le commerce électronique promouvraient l’évasion fiscale et la perte de finances publiques nécessaires, résultant dans une monopolisation croissante aux dépends de l’intérêt public dans tous les pays, mais surtout dans ceux en développement. Au fur et à mesure que les entreprises acquièrent des « droits » par les règles proposées sur le commerce électronique pour déplacer plus facilement les travailleurs, les intrants, le capital et les données au-delà des frontières, elles seraient capables d’augmenter leurs pratiques de « transfer pricing » et d’établir les entreprises dans des pays ayant la supervision régulatrice la plus faible et les impôts les plus bas, augmentant l’évasion fiscale et les flux financiers illicites que Global Financial Integrity a identifiés récemment comme ayant drainé US $620–970 milliards des pays en développement en 2014, surtout par la fraude fiscale.[13] Ces revenus perdus privent les gouvernements des pays en développement, surtout en Afrique, de la capacité de faire les investissements domestiques nécessaires pour la santé, l’éducation, l’infrastructure et le développement futur de leurs économies. Si une entreprise n’est pas obligée d’avoir une présence locale, comment ses profits peuvent-ils être dûment taxés ? En même temps, des efforts sont en cours pour étendre le moratoire existant à l’OMC sur les droits de douane sur les transactions liées au commerce électronique. Enlever l’obligation des droits de douane sur le commerce transfrontalier désavantage les commerces physiques par rapport aux business online, pour des bénéfices sociaux qui ne sont pas évidents. Mais vu que les pays en développement dépendent plus des droits de douane comme source de revenu fiscal (pour financer l’éducation, la santé et les infrastructures) que les pays développés (qui ont un système plus sophistiqué de revenu, ventes et taxation d’entreprises), éliminer les droits de douane sur le commerce électronique de façon permanente ne désavantagerait pas seulement les magasins physiques, mais limiterait sérieusement la capacité des pays en développement de faire les investissements publics nécessaires, mettant en péril leur développement futur et augmentant la possibilité de crises de la dette.
10. Les propositions sur le commerce électronique pourraient augmenter le risque d’une crise financière internationale. Permettre le commerce illimité et transfrontalier de données financières – et des transactions financières – pourrait avoir des conséquences imprévues sérieuses. Malgré les ravages de la crise financière internationale, le secteur des services financiers continue à demander un accès illimité au marché pour des produits innovants (qui évadent la régulation) et les flux financiers illimités. Dans le TPP, le Trésor américain a dit que le droit de conserver des données offshore ne devrait pas inclure les données financières à cause des leçons de la crise financière internationale, mais Wall Street a fait du lobbying efficace pour que ces données soient inclues dans le TISA et probablement à l’OMC. Les règles en vigueur à l’OMC obligent déjà les pays à permettre des paiements sans restriction et des transferts pour les services que les pays ont acceptés, selon les disciplines de l’OMC. Mais les pays ont intérêt à assurer une surveillance régulatrice appropriée de ce secteur, y compris pour le commerce digital transfrontalier. Les gouvernements exigent souvent que les données financières sensibles soient stockées dans le pays pour assurer une protection adéquate de la sphère privée et que des mesures de cyber sécurité soient adoptées pour que les données soient soumises à une supervision nationale régulatrice adéquate et qu’elles soient disponibles aux régulateurs financiers en cas d’urgence. Par exemple, l’Afrique du Sud exige que les données financières soient stockées dans le pays pour que les instances de régulation puissent superviser les avoirs liés à une faillite vu que la fraude et les pratiques prédatrices sont courantes dans le secteur financier. Si les fournisseurs de services financiers ne sont pas obligés d’avoir une présence locale, du management local ou de stocker les données localement, comment peuvent-ils être tenus responsables d’un comportement criminel ou d’une crise financière ? Comme l’économie internationale devient de plus en plus « servicifiée » et le commerce électronique transfrontalier augmente, le pouvoir de fournisseurs de services financiers comme Visa et PayPal va augmenter, vu qu’ils servent souvent de chambres de compensation pour des transactions internationales qui dépassent la souveraineté financière des banques centrales.
11. Les propositions sur le commerce électronique nuiraient au développement en diminuant la marge de manœuvre, limitant la capacité des pays en développement d’aborder l’industrialisation digitale en limitant des stratégies adoptées habituellement pour doper la croissance et les emplois. Les lobbies des multinationales ont dit clairement qu’ils veulent éliminer les obligations de localisation, comme l’exigence d’une présence locale dans le pays pour faire des transactions commerciales ; le recrutement de main d’œuvre locale ; l’utilisation de serveurs locaux et de facilités informatiques dans lesquels ils ont investi ; ou l’utilisation de contenu ou intrants locaux. Mais les pays en développement utilisent ces exigences pour s’assurer que permettre aux multinationales d’opérer dans leurs économies va les aider à lancer des industries naissantes et à se hisser sur l’échelle du développement. La proposition de l’UE inclut aussi d’ouvrir les marchés publics – un sujet exclu explicitement du round actuel de l’OMC. Ouvrir les achats publics (par exemple en promouvant la privatisation par le partenariat public – privé ou PPP), mettrait les PME qui sont habituellement favorisées dans ces contrats dans un désavantage sérieux par rapport aux multinationales étrangères (qui bénéficient souvent d’économies d’échelle et d’investissements publics antérieurs), ce qui signifie que plus d’argent des impôts irait aux multinationales étrangères au lieu de promouvoir l’économie locale.
Les dispositions proposées sur le commerce électronique limitent aussi la marge de manœuvre en demandant aux pays, y compris les pays les moins avancés (PMA) d’assumer de nouveaux engagements au-delà de ceux actuellement exigés par l’OMC. Actuellement les PMA ne sont obligés de prendre aucun engagement dans le cadre de l’Accord sur les mesures concernant les investissements et liées au commerce (accord TRIMS), ni dans l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (TRIPS). Les propositions qui demandent de dévoiler le code source sont considérées «TRIMS + » car de fait elles interdisent les exigences de transférer de la technologie (vu que le code source est une technologie) que les membres de l’OMC peuvent actuellement autoriser en vertu des règles TRIMS. Elles sont considérées comme « TRIPS + » parce qu’elles demandent une protection plus forte de la propriété intellectuelle que sous le TRIPS. D’habitude, lorsqu’un gouvernement étend la protection des brevets, le propriétaire du brevet doit dévoiler l’invention, y compris tout code source, en tant que monnaie d’échange pour que le gouvernement protège son invention. Enfin, beaucoup des nouvelles propositions excluraient les pays en développement de l’intégration régionale, qui est largement considérée comme essentielle pour leur développement, comme prévu, par exemple, dans l’ Agenda 2063 de l’Union africaine.
12. Peut-être le plus important, les propositions sur le commerce électronique exigeraient que les services futurs ne soient soumis à aucune régulation au-delà de celles pour les services non digitalisés aujourd’hui. Dans les discussions sur les « régulations intérieures » dans l’Accord général sur le commerce de services (AGCS), les biens sont considérés de plus en plus comme des services. Les produits sont liés à des software qui les transforment de, par exemple, chaussures, en « services de fitness », ou les voitures en « services de transport » – où les services doivent être opérés selon les règles et les listes d’engagement auxquels les pays ont souscrits avant que la nouvelle technologie ne soit inventée. L’intention est de prouver à l’avance les engagements, même si la technologie n’existait pas lorsque le pays a pris ces engagements. Cependant, beaucoup de gouvernements du Sud ont dit clairement qu’ils n’acceptent pas cette présupposition. Courcircuiter la surveillance publique des implications potentielles de technologies qui n’existent pas encore ne fait pas de sens à la personne lambda, mais beaucoup de sens aux multinationales favorables seulement aux régulations qui interdisent d’autres régulations.
Ces multinationales sont en train de faire un effort coordonné pour assurer que ce soit l’issue principale de la onzième Conférence ministérielle de l’OMC, qui se tiendra du 11 – 14 décembre 2017 à Buenos Aires. Les syndicats, les défenseurs de la sphère privée et des droits numériques, du développement et de l’intérêt public ont une opportunité d’exprimer leurs craintes auprès de leurs gouvernements respectifs pour qu’ils fassent attention à ce danger imminent. Même pour les groupes ayant d’autres opinions sur les impacts potentiels, il est clair qu’un débat ouvert et approfondi devrait avoir lieu avant que les pays n’adoptent des règles dont les conséquences sont loin d’être certaines. Alors que les partisans du commerce électronique affirment que toute discussion à l’OMC va avoir le développement au centre et que les pays en développement devraient être « à table » lorsque les règles sont préparées, les experts de l’OMC ont mis en garde que les multinationales et les gouvernements des pays riches agissent dans leur propre intérêt et qu’ils sont en train de fixer l’agenda. Clore le fossé numérique requiert des stratégies intelligentes qui seraient entravées par les propositions sur le commerce électronique[14]
Les transformations positives offertes par l’ère digitales pour plus de prospérité, emplois, innovation et connectivité sont menacées par les efforts monopolistiques et anti-démocratiques des multinationales les plus puissantes qui veulent réécrire les règles de l’économie future mondiale à leur faveur. Pour atteindre un avenir dans le monde digital qui crée une prospérité partagée et du travail décent pour tous, nous devons nous assurer que les règles sont écrites par et pour tous, et non par et pour seulement quelques uns.
[1] Par souci de simplicité, les mesures répétées dans de nombreuses propositions sont signalées sans identifier les nombreux pays qui sponsorisent chaque mesure ou proposition. Il faut remarquer que plusieurs pays en développement se sont joints aux papiers des pays développés, par ex l’UE, mais sans qu’aucune provision de développement semble avoir été incorporée dans ces propositions.
[2] Banque mondiale 2016. “Rapport sur le développement dans le monde 2016: les dividendes du numérique.” Washington, DC.
[3] Third World Network. 2016. “Africa Group’s Deadly Blow to E-com Thematic or Negotiating Issues Talks.” SUNS 8337. http://www.twn.my/title2/wto.info/2016/ti161021.htm
[4] Une proposition des Amis du commerce électronique pour le développement aurait cette conséquence, tout en légitimant les négociations à l’OMC. Cf. http://unctad.org/en/pages/newsdetails.aspx?OriginalVersionID=1477 et http://www.twn.my/title2/wto.info/2017/ti170501.htm.
[5] Chief Information Officer, US Department of Defense. DoD Open Source Software (OSS) FAQ. http://dodcio.defense.gov/Open-Source-Software-FAQ/.
[6] Taplin, Jonathan. 2017. “Is It Time to Break Up Google?” The New York Times. https://www.nytimes.com/2017/04/22/opinion/sunday/is-it-time-to-break-up-google.html?_r=0
[7] Manjoo, Farhad. 2017. “Uber Wants to Rule the World. First It Must Conquer India.” The New York Times. https://www.nytimes.com/2017/04/14/technology/uber-india.html
[8] Bloomberg. 2016. “Amazon to Spend $5 Billion to Dominate India E-Commerce.”
[9] The Economist. 2017. “The World’s Most Valuable Resource Is No Longer Oil, but Data: The Data Economy Demands a New Approach to Antitrust Rules.” http://www.economist.com/news/leaders/21721656-data-economy-demands-new-approach-antitrust-rules-worlds-most-valuable-resource
[10] Singh, Parminder Jeet. 2017. “Developing Countries in the Emerging Global Digital Order – A Critical Geopolitical Challenge to which the Global South Must Respond.” IT for Change. https://www.itforchange.net/Developing-Countries-in-the-Emerging-Global-Digital-Order
[11] Centre for International Governance Innovation, IPSOS, Internet Society, United Nations Conference on Trade & Development, and International Development Research Center. 2017. “2017 CIGI-Ipsos Global Survey on Internet Security and Trust.” https://www.cigionline.org/internet-survey
[12] Consumers International et al. to European Parliament trade negotiator. 2016. https://edri.org/files/TiSA/globalletter_dataprotection_privacy_20161102…
[13] Spanjers, Joseph and Matthew Salomon. 2017. “Illicit Financial Flows in Developing Countries Large and Persistent.” By Global Financial Integrity. Washington, DC. http://www.gfintegrity.org/report/illicit-financial-flows-to-and-from-developing-countries-2005-2014/
[14] South Centre. 2017. “The WTO’s Discussions on Electronic Commerce: Analytical Note.” Geneva. https://www.southcentre.int/wp-content/uploads/2017/01/AN_TDP_2017_2_The-WTO%E2%80%99s-Discussions-on-Electronic-Commerce_EN-1.pdf
Deborah James est la directrice des programmes internationaux du Center for Economic and Policy Research (www.cepr.net) et elle coordonne le réseau global Notre monde n’est pas à vendre (OWINFS) network.
Elle remercie le Professeur Jane Kelsey de l’Université de Auckland, Nouvelle Zélande; Abhijit Das du Centre for WTO Studies, Inde; Christina Colclough de UNI Global Union; Parminder Jeet Singh de IT for Change, Inde; Burcu Kilic de Public Citizen, USA; et anya Reid Smith de Third World Network, Genève, pour leurs vues.