Haïti du péché originel à l’intervention électorale: Interview de Ricardo Seitenfus

March 27, 2014

Georgianne Nienaber

Dan Beeton et Georgianne Nienaber
Dissent Magazine, 24 de fèvrier, 2014
Haïti Liberté, 27 mars 2014

En anglais

Voir l’article sur le site d’origine

Le titre du livre du professeur brésilien Ricardo Seitenfus, HAITI: Dilemas e Fracassos Internacionais (“Dilemmes et échecs internationaux en Haïti,” publié au Brésil par Editora Unijui, Université de Ijui, dans la série Globalisation et Relations Internationales) débute de façon très appropriée par une référence au philosophe existentialiste Albert Camus. Le troisième grand roman de Camus, La chute, est une oeuvre de fiction dans laquelle l’auteur avance que chaque personne vivante est responsable de toute atrocité pouvant être quantifiée ou nommée. Dans le cas d’Haïti, le tremblement de terre de janvier 2010 a ouvert la voie au stage final de ce que Seitenfus a appelé le “détournement international” du pays.

La tragédie a commencé il y a plus de 200 ans, en 1804, quand Haïti a commis ce que Seitenfus appelle un «péché originel», un crime de lèse-majesté pour un monde troublé: elle est devenue la première (et seule) nation indépendante à émerger d’une révolte d’esclaves. « Le modèle révolutionnaire haïtien a fait peur aux grandes puissances colonialistes et racistes”, écrit Seitenfus. Les États-Unis n’ont reconnu l’indépendance d’Haïti qu’en 1862, juste avant qu’ils n’abolissent leur propre système d’esclavage, et la France a exigé une lourde compensation financière de la nouvelle république, comme condition pour honorer le statut de nation d’Haïti. Haïti a depuis lors été isolée et manipulée sur la scène internationale, et ses habitants ont été ‘‘prisonniers de leur propre île ’’. »

Pour comprendre le parcours de Seitenfus dans le théâtre de l’absurde, il est nécessaire de revoir les mois après le tremblement de terre de 2010 en Haïti. En tant que représentant spécial en Haïti de l’Organisation des États Américains (OEA), Seitenfus a perdu son emploi en décembre 2010 après une interview dans laquelle il a vivement critiqué le rôle de l’Organisation des Nations Unies et des organisations non-gouvernementales (ONG) dans le pays dévasté. Mais il semble que l’auteur avait également des informations d’initiés sur des plans internationaux en vue d’un “coup d’Etat silencieux”, une ingérence électorale et davantage.

Sur le terrain en Haïti: octobre à décembre 2010

Une année ne s’était pas encore écoulée depuis le tremblement de terre de magnitude 7,0 qui avait tué plus de 220 000 Haïtiens, jeté le chaos dans les infrastructures, et laissé 1,5 million de personnes sans abri. Les accusations abondaient en octobre dans la presse internationale rapportant que la mission des Nations Unies en Haïti (MINUSTAH) avait introduit le choléra dans le système fluvial d’Haïti, l’épidémie résultant allait tuer plus de 8.500 personnes et en rendre malade 696.865 au moment où nous écrivons ces lignes.[1] Le champ de départ de l’épidémie était l’évacuation négligée des eaux d’égoût dans le camp népalais MINUSTAH de Mirebalais. Le méfait a d’abord été rapporté par l’Associated Press et a finalement apporté la preuve cruciale de la culpabilité de l’ONU. Des milliers de personnes ont été infectées et le nombre des morts a augmenté de façon exponentielle. Le 28 novembre, les élections nationales se sont déroulées dans ce qu’on ne peut que qualifier de crise électorale. Des centaines de milliers d’électeurs ont soit été exclus du processus électoral, soit ont boycotté le vote après que le parti le plus populaire dans le pays – Fanmi Lavalas – ait à nouveau été interdit de compétition. Beaucoup des personnes déplacées par le tremblement de terre n’ont pas été autorisées à voter, et à la fin, moins de 23 pour cent des électeurs inscrits ont eu leur vote compté.

Les témoignages oculaires le jour du scrutin ont fait état de nombreuses violations électorales: bourrage des urnes, bulletins de vote déchirés, intimidation et fraude. Le Conseil électoral provisoire d’Haïti, chargé de superviser les élections, a annoncé que l’ancienne première dame Mirlande Manigat avait gagné, mais n’avait pas la marge de victoire nécessaire pour éviter un second tour. Une mission d’”experts” de l’OEA a été dépêchée pour examiner les résultats. Même s’il n’était pas déterminé qu’il devait progresser, en raison de l’intervention de l’OEA, le candidat et musicien pop Michel “Sweet Micky” Martelly a été sélectionné pour participer au second tour à la place du candidat du parti au pouvoir Jude Célestin.

Le Centre pour la recherche économique et politique (CEPR) a par la suite publié un rapport montrant qu’il y avait tellement de problèmes avec les décomptes électoraux que les conclusions de l’OEA s’apparentaient à une décision politique plutôt qu’électorale.

Le CEPR a rapporté que pour quelque 1326 bureaux de vote, soit 11,9 pour cent du total, les feuilles de pointage n’ont soit jamais été reçues par le CEP ; soit ont été mises en quarantaine pour irrégularités. Cela correspond à environ 12,7 pourcent du vote n’ayant pas été pris en compte et non compris dans les totaux finaux publiés par le CEP le 7 décembre 2010 et rapportés dans la presse. Le CEPR a également noté que, dans son examen des feuilles de pointage, la Mission de l’OEA a choisi d’en examiner une partie seulement, et que ceux qui ont été rejetées provenaient en nombre disproportionné des zones pro-Célestin. La mission de l’OEA n’a pas non plus utilisé d’inférence statistique pour estimer quels auraient été les résultats, si elle avait examiné les autres 92 pour cent des feuilles de pointage qu’elle n’avait pas examinées.

Le deuxième tour a finalement été prévu pour le 20 mars 2011 et Martelly a été déclaré vainqueur avec 67,6% des voix contre 31,5% pour Manigat. Le taux de participation était si faible que Martelly a été déclaré président élu après avoir reçu les votes de moins de 17% de l’électorat au second tour.

Le professeur brésilien Ricardo Seitenfus s’est jeté dans la mêlée. Seitenfus, un érudit respecté, a fait des déclarations au journal suisse Le Temps, critiquant l’ingérence internationale en Haïti en général, la MINUSTAH et les ONG en particulier. Il a été brusquement évincé le jour de Noël. La presse était équivoque, si Seitenfus a été congédié ou forcé de prendre deux mois de “vacances” avant que son mandat prenne fin en mars 2011.

Seitenfus a-t-il été renvoyé parce qu’il a mentionné une relation “maléfique ou perverse” entre le gouvernement d’Haïti et les ONG opérant au sein de fraude et gaspillage; ses accusations de dissimulation du choléra; ou plus troublant, la connaissance d’un coup d’Etat silencieux orchestré contre le président René Préval par un “Groupe restreint” secret? A-t-il été réduit au silence en raison de sa connaissance des réunions secrètes entre le représentant spécial du Secrétaire-général de l’ONU de l’époque et chef de la MINUSTAH, Edmond Mulet, l’ambassadeur étatsunien de l’époque Kenneth Merten et le Premier ministre de l’époque Jean-Max Bellerive?

Le compte-rendu passionné de Seitenfus sur les événements de l’année ayant suivi le séisme de janvier 2010 révèle un homme apparemment en contradiction avec sa boussole morale interne et ce qu’il décrit comme étant “le trou noir de la conscience occidentale” dans les relations entre Haïti et la communauté internationale des pays donateurs. Il s’agit d’un livre écrit par un homme fasciné par la beauté et la promesse d’Haïti. C’est aussi un livre écrit par un professeur servant comme diplomate et luttant pour devenir un dénonciateur dans le monde absurde et inquiétant de la diplomatie internationale.

Q: Vous écrivez qu’il y avait collusion internationale dans des plans pour un “coup d’Etat silencieux”. Pourquoi attendre jusqu’à maintenant pour nommer les auteurs? Est-ce que le fait que Mulet, Bellerive et Merten aient tous changé de poste a à voir avec votre délai? Vous affirmez avec force que vous opposiez les plans de coup d’Etat.

RS: Non, ce n’est pas vrai que je me suis tu. J’ai donné plusieurs interviews à la presse brésilienne et internationale, fin décembre 2010 et début janvier 2011, mentionnant ceci et d’autres épisodes.

Le problème est que la presse internationale a été manipulée pendant la crise électorale et n’a jamais eu un intérêt à faire du journalisme d’enquête. Dans les interviews que j’ai données, et en particulier dans mon livre («Carrefours et échecs internationaux en Haïti»), qui sera publié prochainement au Brésil et dans d’autres pays, je décris le coup d’état électoral en détail.

En outre, la grande majorité des éléments que je révèle, je les ai découverts dans un projet de recherche scientifique au cours des trois dernières années. Beaucoup de questions étaient en suspens, sans réponses adéquates. Je crois que j’ai réussi à relier les différents points de vue et les acteurs, offrant au lecteur une interprétation logique et cohérente de ce qui s’est passé. Nous avons affaire à un travail qui est requis par la mémoire historique, sans l’ombre de vengeance ou de règlements de comptes.

Q:Etiez-vous la source de fond de la presse sur les premiers rapports disant que l’épidémie de choléra était causée par la MINUSTAH en octobre 2010? Vous écrivez à propos de l’attitude «sans scrupules» de l’Organisation des Nations Unies (y compris Edmond Mulet et Ban Ki-moon) et des ambassadeurs des soi-disant «amis d’Haïti»; des pays qui ont refusé de prendre la responsabilité après que la MINUSTAH ait introduit le choléra en Haïti. Vous dites que ceci a «transformé cette mission de paix en une des pires de l’histoire de l’Organisation des Nations Unies.” Seriez-vous prêt à témoigner dans l’actuel recours collectif, déposé devant un tribunal fédéral étatsunien, au nom des victimes du choléra en Haïti accusant l’ONU de négligence grave et de mauvaise gestion?

RS: Il ne fait aucun doute que le fait que l’Organisation des Nations Unies – en particulier Edmond Mulet et Ban Ki-moon – ait systématiquement nié sa responsabilité directe et scientifiquement validée dans l’introduction de la Vibrio cholerae en Haïti, projette une ombre durable sur cette opération de paix . Ce qui est choquant n’est pas l’insouciance ou la négligence de la MINUSTAH. Ce qui est choquant, c’est le mensonge, transformé en stratégie, de la communauté internationale. La complicité du prétendu Groupe des amis d’Haïti (intégré initialement de l’Argentine, Bahamas, Belize, Canada, Chili, États-Unis, Guatemala, Mexique, République dominicaine et Vénézuela, ainsi que de l’Allemagne, France, Espagne et Norvège, dans leur rôle d’observateurs permanents auprès de l’OEA) dans ce génocide par négligence, constitue un embarras qui marquera à jamais leurs relations avec Haïti.

Même l’ancien président Clinton, lors d’une visite début mars 2012 dans un hôpital de la région centrale d’Haïti, a admis publiquement que

« Je ne sais pas si la personne qui a introduit le choléra en Haïti, le casque bleu de l’ONU, ou un soldat [de l’ONU] d’Asie du Sud, était conscient qu’il était porteur du virus. C’est la cause immédiate du choléra. C’est-à-dire qu’il portait la souche du choléra. Elle est passée de son flux de déchets dans les cours d’eau d’Haïti, et dans le corps des Haïtiens. »[2]

En dépit du fait que peu de temps après il a déclaré que l’absence d’un système d’assainissement en Haïti avait propagé l’épidémie, ces déclarations de l’envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU pour Haïti représentent la première fissure importante dans la stratégie de déni du crime commis par l’Organisation des Nations Unies.

Actuellement, les Nations Unies se cachent derrière la clause d’immunité conférée par l’accord signé du 9 juillet 2004 avec Haïti légalisant l’existence de la MINUSTAH. Or, cet accord est nul, car il n’a pas été signé, comme le prévoit la constitution haïtienne (article 139), par le Président par intérim d’Haïti, Boniface Alexandre, mais par le PM [premier ministre] Gérard Latortue. Selon les Conventions de Vienne sur le droit des traités de 1969 et 1986, tout traité signé par quelqu’un n’ayant pas de jus tractum – soit, le pouvoir de conclure des traités – est nul et considéré comme sans effet.

Comme avec toute action en justice, sans validité, il n’a pas d’effet [juridique]. L’existence d’une absence de consentement – soit en raison de l’incapacité des représentants de l’Etat de conclure un traité ou d’une ratification imparfaite – résulte en l’annulation absolue de l’action (Convention de Vienne, article 46, paragraphe 1).

Avec un mépris pour les rites constitutionnels haïtiens et les principes juridiques régissant le droit des traités, les Nations Unies ont démontré, une fois de plus, la légèreté constante avec laquelle elles traitent les questions haïtiennes. Chargé d’établir l’état de droit dans le pays, selon sa propre mission, l’ONU ne suit même pas ses propres dispositions fondamentales, rendant ainsi le texte qu’il soutient et qui devrait légaliser ses actions en Haïti, nul et sans effet.

Par conséquent, le dernier recours de l’ONU pour tenter de nier sa responsabilité dans l’introduction du choléra en Haïti peut être facilement contourné, puisque l’existence même de la MINUSTAH est pleine d’illégalités.

De toute évidence, je suis et serai toujours disponible pour tout pouvoir judiciaire traitant de ce cas. Même auprès des tribunaux fédéraux des États-Unis. Si on me le demande, j’irai témoigner, dans le but de contribuer à établir la vérité des faits et la recherche de la justice.

Q: Avez-vous été menacé en aucune façon avant votre départ d’Haïti? Comme vous avez été effectivement viré, pourquoi ne pas citer de noms et discuter des actions du «Groupe restreint» en 2010?

RS: En tant qu’agence de coordination pour les principaux acteurs étrangers (États et organisations internationales) en Haïti, un Groupe restreint (comprenant le Brésil, le Canada, l’Espagne, les États- Unis, la France, l’ONU, l’OEA et l’Union européenne) est un instrument indispensable et fondamental dans les relations entre la communauté internationale et le gouvernement haïtien. Il ne s’agit pas de remettre en cause son existence. Ce que j’ai pu vérifier, c’est que le [jour de l’élection] du 28 novembre 2010, en l’absence de toute discussion ou décision à ce sujet, [le chef de la MINUSTAH de l’époque] Edmond Mulet, s’exprimant au nom du Groupe restreint, a essayé de déposer René Préval [alors président d’Haïti] du pouvoir et de l’envoyer en exil. Au même moment, l’ambassade étatsunienne à Port-au-Prince publiait un communiqué de presse à 21 heures le même jour rejetant les résultats du vote et imposant sa position sur l’ensemble du Groupe restreint. Pourtant, la majorité des décisions auxquelles j’ai participé en tant que représentant de l’OEA dans le Groupe restreint au cours de 2009 et 2010 étaient judicieuses et importantes.

Q: Vous écrivez à propos de la relation “maléfique ou perverse” entre les ONG et Haïti. À votre avis, ce problème a-t-il été institutionnalisé? Vous avez dit que certaines ONG n’existent que grâce au malheur haïtien?

RS: Il y a une volonté – délibérée ou tacite – de la communauté internationale de contourner les institutions haïtiennes pour donner la préférence à des organisations non gouvernementales transnationales (ONGT).[3] Leur invasion écrasante après le séisme a atteint des niveaux jamais imaginés auparavant. La secrétaire d’Etat étatsunienne de l’époque, Hillary Clinton, a souligné elle-même dans une interview quelques mois après le séisme que plus de 10.000 ONGT opéraient en Haïti. Cela signifie qu’il y avait une augmentation de leur présence de plus de 4.000% sur une courte période de temps. Cette ONGisation transforme Haïti en ce que beaucoup ont appelé une véritable «République d’ONGT.»

Face à un état affaibli, presque détruit par le tremblement de terre, le dispositif de l’aide d’urgence n’avait d’autre option que d’affronter directement la réalité. Des connexions directes ont été établies avec les victimes et même les responsables du système des Nations Unies en Haïti n’ont pas été pris en compte. Un véritable pandémonium a vu le jour dans lequel tout le monde décidait de son propre chef ce qu’il fallait faire, et quand et comment le faire.

Un rapport optimiste et officiel, présenté par Ban Ki-moon au Conseil de sécurité des Nations Unies en octobre 2012, reconnaît que sur les prétendus 5,78 milliards de dollars de contribution versés au cours de la période 2010-2012 par les bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux, un peu moins de 10 % (556 millions de USD) ont été remis au gouvernement haïtien. Il est à noter que les gouvernements des pays donateurs utilisent tant les dons privés que les ressources publiques pour couvrir les dépenses de leurs propres interventions en Haïti. En tant que tel, par exemple, plus de 200 millions de dollars en dons privés des citoyens des États-Unis ont servi à financer le transport et le séjour des soldats étatsuniens en Haïti peu après le tremblement de terre.

Traditionnellement en Haïti, les «biens» tels que les hôpitaux, les écoles et l’aide humanitaire sont fournis par le secteur privé, tandis que les «maux» – c’est-à-dire l’application des lois – sont de la responsabilité de l’État. Le tremblement de terre a encore approfondi cette terrible dichotomie.

Le discours idéologique a apporté sa propre justification de cette façon de procéder. Selon lui, le transfert de ressources se fait à travers les ONGT pour la simple raison que l’État haïtien souffre de corruption totale et permanente. Parfois, le manque de capacité de gestion est cité. Par conséquent, il n’y a rien de plus logique que de contourner les autorités publiques sans même penser que, sans un état structuré et efficace, aucune société humaine n’a réussi à se développer.

L’ancienne gouverneure générale du Canada, Michaëlle Jean – d’origine haïtienne – est l’une des rares voix de la communauté internationale à proposer un changement complet de stratégie. Pour elle

« la charité vient du cœur, mais il arrive que, quand mal ordonnée, elle participe davantage aux problèmes qu’aux solutions. Haïti est l’un de ces pays transformés en vaste laboratoire de toutes les expériences, de tous les essais et de toutes les erreurs de la machine de l’aide internationale, du déploiement des stratégies lacunaires qui n’ont jamais rien donné, rien produit ni rien réalisé de réellement durable, malgré les millions de dollars engloutis dans le plus grand désordre, sans vision à long terme et dans un total éparpillement. »[4]

Certes, la coopération financière directe avec un Etat qui manque de capacité administrative augmente le risque que les ressources soient utilisées à mauvais escient. Cependant, il n’y a pas d’autre solution: soit la capacité de la gestion publique de l’État haïtien est renforcée soit nous continuerons à louvoyer dans la tempête.

Malheureusement, la communauté internationale préfère poursuivre la stratégie qui a déjà été prouvée être complètement inefficace. Non seulement elle empêche les transferts financiers à destination des institutions haïtiennes, mais elle tente également de les forcer à canaliser leurs maigres ressources pour être administrées par les organisations internationales. Il y a eu, par exemple, une tentative de transférer les ressources des fonds PetroCaribe pour Haïti à la Commission intérimaire de reconstruction d’Haïti. La résistance déterminée de Préval et Bellerive y ont mis fin. Néanmoins, à chaque campagne électorale, les pays donateurs insistent pour que les ressources du trésor haïtien soient administrées par le Programme de développement des Nations Unies (PNUD). Par conséquent, la stratégie de la communauté internationale non seulement empêche le renforcement des institutions, mais retire de l’État haïtien le peu d’autonomie financière qu’il possède.

Le modèle imposé à Haïti depuis 2004 a deux éléments. D’une part, il y a la présence militaire par le biais de la MINUSTAH et de l’autre la présence civile sous la forme des ONGT et des soi-disant sociétés de développement privées. Il faut ajouter à cela les stratégies bilatérales des Etats membres du dit Groupe des amis d’Haïti. En interprétant le sentiment populaire, il est impossible d’être en désaccord avec ces mots de Liliane Pierre-Paul:

« La grande majorité des Haïtiens ne s’y sont pas trompés et les promesses n’ont rien changé en définitive à la perception désastreuse de cette communauté internationale bureaucratique, condescendante, dépensière, inefficace, dépourvue d’âme, de modestie et de créativité. »[5]

Tant que ce modèle n’est pas significativement remanié, il n’y aura pas de solution. La vulnérabilité sociale et la précarité de l’Etat continuent d’être les principales caractéristiques haïtiennes. Avec le modèle appliqué par la communauté internationale par l’intermédiaire du système des Nations Unies, des ONGT et des États-Unis, nous nous dupons, induisant en erreur l’opinion publique mondiale et frustrant le peuple haïtien.

Q: Que pensez-vous de la quantité de terres agricoles retirées de la production pour faire place au parc industriel de Caracol, un partenariat public-privé de $ 300 000 000 parmi un ensemble divers de parties prenantes?

RS: Caracol symbolise une politique de développement bien plus que la perte de terres principalement agricoles. Il se trouve que le modèle Caracol a été utilisé pendant la dictature de Jean-Claude Duvalier et ses résultats sont connus de tous. En complément à la production agricole, Caracol est acceptable. Néanmoins, vouloir transformer Haïti en un «Taiwan des Caraïbes”[6] c’est ignorer totalement les caractéristiques sociales, anthropologiques, historiques et économiques du pays.

Q: Vous écrivez que l’initiative Petrocaribe du Vénézuela était un motif essentiel dans le volte-face du gouvernement étatsunien contre Préval. Pourquoi pensez-vous alors que les Etats-Unis et l’OEA voulaient un candidat – Michel Martelly – dans le deuxième tour des élections qui allait se révéler encore plus amical vis-à-vis du Vénézuela? Pensez-vous que les relations de Martelly avec le Vénézuela pourraient constituer une menace pour lui aussi?

RS: Par rapport au présumé modèle de coopération au développement imposé par la communauté internationale à Haïti, Cuba et le Vénézuela suivent des chemins totalement opposés. Quelle que soit notre opinion sur la politique intérieure de ces pays, on ne peut nier que leur forme de coopération prend davantage en compte les exigences et les besoins exprimés par les Haïtiens eux-mêmes. Cuba – manquant de ressources financières et riche en ressources humaines – a mis en place depuis 1998 un programme de santé et de médecine familiale locale qui atteint les endroits les plus reculés d’Haïti. La diplomatie médicale cubaine bénéficie directement aux plus humbles du peuple haïtien et tente de compenser la fuite des cerveaux dans le secteur de la santé promu par certains pays occidentaux, notamment le Canada.

À son tour, bien que récente, la coopération au développement vénézuélienne offerte à Haïti s’affirme comme un nouveau paradigme dans le bassin des Caraïbes. Elle est soutenue par la trilogie suivante: d’une part, Caracas est à l’écoute des revendications haïtiennes et s’efforce de rendre ses offres et ses possibilités compatibles avec ces exigences. D’autre part, rien ne se fait sans la connaissance et le consentement préalable des institutions publiques et du gouvernement haïtien. Enfin, la coopération vise à apporter des avantages directs au peuple haïtien, sans tenir compte de toute différence idéologique pouvant y avoir avec le gouvernement en place en Haïti. Il s’agit d’un principe tout autant adopté par Cuba et il explique non seulement l’absence de toute interférence entre les deux pays pendant la crise électorale de 2010, mais aussi les excellentes relations maintenues, à la fois par La Havane et Caracas, avec l’administration Martelly.

Le programme Petrocaribe est le joyau de la coopération haïtiano-vénézuélienne. Tout y est mis. Tout en dépend. Face à un véritable boycott de la puissance publique haïtienne promu par le soi-disant Groupe des amis d’Haïti, les ressources mises à disposition par le programme Petrocaribe représentait, en 2013, 94% de la capacité d’investissement de l’État haïtien.[7]

La plupart des pays bénéficiaires – comme Haïti – n’incluent pas les ressources du programme Petrocaribe dans le budget national, empêchant un contrôle juridique et comptable. Cette situation génère la méfiance et la critique, à la fois à l’intérieur du pays et à l’étranger, en raison du manque de transparence dans leur utilisation.

Bien au-delà de ses résultats, la philosophie sur laquelle repose la coopération vénézuélienne contraste avec celle des pays développés. L’énergique Pedro Antonio Canino Gonzalez, ambassadeur du Vénézuela à Port-au-Prince depuis 2007, met en évidence les principes qui guident les actions des pays de l’ALBA en Haïti:

« nous ne sommes pas venus mener une campagne électorale en Haïti. Pourquoi ferions-nous des promesses fallacieuses ? L’aide vénézuélienne vise à soulager la misère du peuple haïtien sans aucune contrepartie. Mon gouvernement ne s’intéresse même pas aux relations diplomatiques de la République d’Haïti avec d’autres pays dont les Etats-Unis. Cela relève de la compétence des autorités haïtiennes qui sont libres d’entreprendre des relations avec qui elles veulent. »[8]

C’est exactement le contraire de la longue et sans cesse croissante liste des conditionnalités qui caractérisent la coopération offerte par l’ouest. Au mépris des particularités nationales, l’idée de la démocratie est utilisée comme un écran pour camoufler leurs propres intérêts nationaux.

Les États-Unis et leurs alliés en Haïti devraient prêter attention aux leçons de la jeune coopération vénézuélienne, car, en plus de respecter les institutions publiques de l’État hôte, comme un leader haïtien actuel l’affirme sans ambages, “l’amitié pour un pays dans le besoin et pauvre comme Haïti ne se mesure pas en nombre d’années de domination, mais en combien de millions sont sur la table. »[9]

Bien que le programme Petrocaribe soit basé sur un discours anti-impérialiste et libérationniste pour faire rupture entre Monroe et Bolivar, c’est, en fait, un contre-modèle à l’aide au développement traditionnelle des pays développés et des organisations internationales. Dans l’univers de la coopération internationale fournie à Haïti, le Vénézuela constitue une exception, étant le seul qui fournit, régulièrement, des ressources financières directement à l’État haïtien.[10]

Q: Vous décrivez un “Groupe restreint” qui, dites-vous, avait décidé qui serait le prochain président d’Haïti avant même que les élections aient lieu. Qui est dans ce groupe restreint, et quoi d’autres pouvez-vous nous dire à leur sujet? Quels autres types de décisions prennent-ils pour Haïti?

RS: Le dimanche 28 novembre 2010 [jour de l’élection], en visitant un centre de vote dans la ville de Léogane, à environ 08h30, Mulet a réitéré au cours d’entrevues avec les stations de radio et de télévision que tout se passait normalement, en dépit des plaintes de certains électeurs qui ne pouvaient pas trouver leurs noms sur la liste des bureaux de vote où, pensaient-ils, ils étaient censés voter. Selon Mulet,

« En général tout se passe bien, tout est paisible. Je vois une grande passion des citoyens et des citoyennes pour la démocratie dans ce pays. La MINUSTAH est ici. Il n’y a aucune raison d’avoir peur. C’est une célébration électorale. Il y a quelques petits problèmes administratifs, mais pas de gros problème réduisant la participation. »[11]

Quatre heures seulement après ces déclarations, Mulet convoquait le Groupe restreint pour une réunion d’urgence en vue d’une prétendue crise. Avant que la séance ne commence il m’a confié, avec une certaine inquiétude, d’une manière naturelle et calme, comme si ce qu’il allait me dire était dans l’ordre des choses, que: « Je viens de finir de parler au téléphone avec Préval, lui informant qu’un avion serait à sa disposition pour quitter le pays. Dans 48 heures, au plus tard – soit, jusque mardi, le 30 – Préval devra quitter la présidence et abandonner Haïti »

Je ne sais pas comment j’ai réussi à cacher ma surprise indignée face à une telle absurdité. J’ai gardé le calme, me cachant derrière un faux sentiment de désinvolture, afin de savoir ce qu’avait été la réaction de Préval. Mulet a répondu: “Le président Préval dit qu’il n’est pas Aristide, mais qu’il est Salvador Allende.” [12]

Et, d’un air découragé, Mulet a conclu, en espagnol: “Ricardo, nous n’allons pas très bien.” Lorsque Bellerive est arrivé à la réunion, il a demandé directement, sans ambages et sans détour: « J’aimerais savoir si le mandat du Président Préval est sur la table de négociations ? Oui ou non ? »

Il a regardé à travers la pièce son auditoire qui restait silencieux. Un silence lourd et très long. On s’est regardés. C’était un moment d’extrême gravité. Bien au-delà du sort du président de l’époque, la réponse allait être décisive, à la fois pour l’avenir d’Haïti et l’intégrité de la MINUSTAH.

Les paroles de Mulet, la prétendue réaction de Préval et les affirmations de certains de ceux qui étaient présents – apparemment en accord avec le départ de Préval – font encore tous écho en moi. La présence du [Secrétaire général adjoint de l’OEA] Albert Ramdin – un fonctionnaire important dans l’OEA présent à la réunion – m’a lié les mains et fait taire la voix. Que faire ? Face à la question directe de Bellerive, les putschistes exaltés du Groupe restreint se sont tus, leurs mots résonnant encore dans la salle. Un sens de l’insolite a été accueilli avec lâcheté. Pourtant, il était nécessaire d’agir rapidement parce que la première action dans ce contexte tendu allait orienter le débat.

Pour rompre un silence qui semblait ne pas avoir de fin, et convaincu que j’interprétais des principes de base et non de simples intérêts circonstanciels, j’ai pris l’initiative et demandé à parler. Il était nécessaire de le faire, car nous étions sur le point de commettre un scandale moral et une erreur politique grave. Avec la participation active et essentielle de la communauté internationale, nous étions encore une fois sur le point de jeter Haïti vers le précipice mentionné par l’Etatsunien Luigi R. Einaudi (alors Secrétaire général par intérim de l’OEA ) au cours de la crise de février 2004. Je n’ai même pas envisagé la possibilité de conséquences désagréables, à la fois personnelles et professionnelles, qui pourraient m’affecter. C’était le contraire. M’opposer à l’absurdité qui était dans l’intention de la communauté internationale me paraissait une simple obligation. Une conscience démocratique et le respect des institutions haïtiennes guidaient mon attitude. Ce n’allait pas être le représentant de l’OEA en Haïti qui allait parler. Ce serait le Brésilien et le professeur d’université.

Prenant soin de préciser que je parlais en mon nom propre et non au nom de l’OEA, je leur ai dit que je faisais cela par un devoir de loyauté envers mes collègues. En outre, tout le monde savait que le travail que j’avais fait en Haïti dans la préparation de la liste électorale, dans des conditions de grande difficulté. J’avais donc la légitimité de parler. Essentiellement parlant aux non-Américains [c’est-à-dire, ceux ne venant pas des Amériques] présents qui, en théorie, n’étaient pas habitués à nos règles politiques et judiciaires, j’ai fait remarquer que:

« A été signé dans les Amériques, en 2001, un document sous le titre de Charte Démocratique Interaméricaine. Cette Charte stipule qu’une quelconque modification, en marge des préceptes constitutionnels, du mandat d’un Président élu de façon démocratique, doit être considérée comme étant un putsch. »

Il y a eu à nouveau un silence. Un silence long et lourd. Avant qu’il ne dure à nouveau trop longtemps, j’ai regardé l’ambassadeur du Brésil, qui s’était mis en face de moi dans ce cercle imaginaire que nous formions, et demandé: “J’aimerais connaître la position du Brésil. »

Igor Kipman a immédiatement dit: “Le Brésil a la même interprétation. »

J’étais soulagé, je n’étais plus seul. Le suivant était l’Argentin Rodolfo Matarollo, le représentant de l’UNASUR, qui a fait une déclaration similaire. Ayant l’air désolé, [l’ambassadeur étatsunien en Haïti] Kenneth Merten secouait la tête, signalant son mécontentement quant à la façon dont la réunion se déroulait. Quand il a rompu son silence, cela a été pour reconnaître que le coup du Groupe restreint contre Préval serait un échec et il a dit: “On ne va plus parler de cela. »

Après avoir fait avorter la manœuvre de répéter avec Préval ce qui avait été fait à Aristide en février 2004, j’étais confiant dans la défense de ma position. Révolté par la perspective qui se présentait et encore choqué et abasourdi par ce que je vivais, j’ai conclu que quand il s’agit d’Haïti, la communauté internationale n’a pas de limites pour les actions qu’elle entreprend. La légalité et le bon sens ont prévalu. Jusqu’à quand? Mes espoirs étaient encore en vie et je n’ai pas remarqué qu’un front commun international s’était formé qui devait décider du chemin électoral à suivre par Haïti.

Q: Vous voulez dire que la conférence de presse par les différents candidats à la présidentielle – à l’exclusion du candidat du parti au pouvoir Jude Célestin – le jour de l’élection a été planifiée à l’avance. Si le Groupe restreint avait déjà un plan pour empêcher une victoire de Célestin, pourquoi tous ces candidats ont-ils participé à la conférence de presse? N’étaient-ils pas au courant du plan du Group restreint? Le plan ne comprenait-il pas de politicien haïtien? Le plan était-il toujours d’avoir une victoire de Martelly, ou était-ce simplement de ne pas laisser Célestin gagner?

RS: En ma présence, le Groupe restreint, jusqu’à la rencontre décisive dans la résidence de M. Edmond Mulet, au début de l’après-midi du 28 novembre 2010, n’avait pris aucune décision ni même discuté d’une stratégie visant à donner la présidence d’Haïti à Martelly . Ce qui arrivait, constamment, était un sabotage de la candidature de Jude Célestin. Ils l’ont accusé d’être le beau-fils de Préval et d’être sa marionnette. Mulet, malgré l’absence de preuves, a déclaré que les ministres allaient se rendre à la campagne avec «des valises pleines d’argent pour acheter des votes”.

La campagne électorale d’Inite [le parti de Préval et Célestin], étant un parti politique majeur et compte tenu de la situation, était également le plus visible, le mieux organisé et celui avec le plus de ressources. Plus tard, ces avantages deviendraient des inconvénients. La version de la corruption endémique était de plus en plus crédible.

Le principal chef de file dans le processus de démantèlement de la candidature du parti au pouvoir était le chef de la MINUSTAH lui-même. Mulet parlait toujours de façon négative en évoquant Jude Célestin. C’est dans ce terreau que deux facteurs majeurs sont intervenus le jour de l’élection. D’une part, il y avait le rassemblement de 12 des 18 candidats dénonçant une fraude électorale présumée et exigeant l’annulation de l’élection. D’autre part, et beaucoup plus décisives, ont été les manifestations – la plupart pacifiques – qui ont soi-disant contraint les membres du Groupe restreint à se réfugier chez eux. A ce moment-là, un dilemme s’est présenté et la peur atavique des étrangers a refait surface: que faire si le mouvement de jeunesse de Martelly allait dégénérer? La MINUSTAH accepterait-elle de le contrôler? En aurait-elle la capacité? Et à quel prix?

Convaincu qu’il serait moins risqué de se rétracter, le Groupe restreint a décidé de sacrifier les élections. Leur lâcheté a été une source d’inspiration inépuisable pour gâcher le travail acharné de milliers de personnes qui avaient organisé les élections dans des conditions extrêmes. La logique de cette stratégie était de récompenser les principaux fossoyeurs de la jeune démocratie haïtienne.

En bref, pour la communauté internationale, Haïti ne vaut pas la peine. Ou mieux dit, ses crises récurrentes nous ont habitués à agir, mus par les principes que nous condamnons toujours. Pour quelqu’un qui est arrivé en Haïti en tant que professeur de la démocratie, nos leçons laissent beaucoup à désirer.

Q: Que pouvez-vous nous dire à propos de la mission d’experts de l’OEA qui est intervenue dans les élections en Haïti? Comment ces «experts» ont-ils été choisis? Comment leur mandat d’examen des résultats a-t-il été négocié?

RS: Je ne peux pas dire grand-chose car je n’étais plus en Haïti. Je sais que le Brésil, l’Espagne et l’Union européenne ont fait pression, en vain, pour placer leurs spécialistes au sein de la mission de l’OEA/CARICOM pour recompter les votes. La suggestion de la conseillère du CEP, Ginette Chérubin, proposant la formation d’une commission spéciale de vérification (SVC), totalement indépendante de l’exécutif et exclusivement composée d’Haïtiens,[13] n’a même pas été considérée, à commencer par le président Préval. Le nationalisme et le non-interventionnisme étranger sous-tendant la formation de ce SVC n’est pas un élément à l’ordre du jour. Ce sont des étrangers, et exclusivement eux, qui allaient définir la volonté de l’électeur haïtien.

Bien que les techniciens étrangers, recrutés par le PNUD, étaient responsables du dépouillement des votes, ce n’était pas suffisant. Il fallait modifier le résultat du premier tour du scrutin. La seule possibilité était d’annuler les résultats dans certaines urnes favorisant Célestin. De cette façon, il allait retomber à la troisième place alors que le candidat choisi par la communauté internationale pourrait participer au second tour, avec Mirlande Manigat.

Après avoir pris la décision de transformer la Mission d’observation de l’OEA / CARICOM en une mission de recomptage des votes, il fallait maintenant signer un accord pour compléter et renforcer l’original. Un premier projet d’accord, rédigé sous la supervision d’Albert Ramdin, Secrétaire adjoint de l’OEA – en dépit des conditions inévitables et très dures imposées aux autorités électorales haïtiennes – a rendu explicite dans son second article, d’une manière sans précédent dans les annales de coopération électorale de l’organisation, que la mission serait formée par des spécialistes “choisis par le Bureau du Secrétaire général de l’OEA en consultation avec les gouvernements du Canada, de la France et des États-Unis d’Amérique.”

Ce qui devrait être une condition inacceptable pour tout le monde est l’objet de critiques par l’Union européenne et l’Espagne. Cependant, les soldats de réserve n’interfèrent pas dans le diktat électoral imposé à Haïti par le Trident impérial (Canada, États-Unis et France). Bien au contraire. Les revendications émises par Bruxelles et Madrid sont dues à l’absence de toute mention spécifique prévoyant la présence ex officio de leurs supposés spécialistes dans la nouvelle mission.

Insulza se rend compte qu’il ne devrait pas permettre – formellement et juridiquement – que la Mission de recomptage se mette au service exclusif des intérêts des trois Etats, l’un d’eux non-membre de l’OEA. Il accepte alors les considérations de Préval pour exiger une nouvelle version de l’accord. L’accord est modifié dans la forme, mais jamais dans ses objectifs ou contenu. Réécrit, l’accord complémentaire est signé le 29 décembre par Gaillot Dorsainvil, président du CEP, par Jean-Max Bellerive et par le chef de la Mission d’observation électorale (MOE), Colin Granderson.

Composé de neuf personnes, dont deux fonctionnaires de carrière de l’OEA – des États-Unis et du Chili – il est intéressant de noter la nationalité des autres: il y avait trois citoyens des États-Unis, deux de France, un du Canada et un de la Jamaïque. Les pouvoirs traditionnels qui contrôlent la politique haïtienne se sont réservés la part du lion, puisque sept des neuf participants étaient des ressortissants de ces pays.

L’Amérique latine, qui aspirait à jouer un rôle dominant, est retournée à son insignifiance historique et brillait par son absence. En effet, bien que le Brésil ait essayé d’inclure un ou deux ministres du tribunal électoral suprême des élections dans la Mission de recomptage, soutenu à la fois par sa contribution financière à la MOE ainsi que par l’expertise technique de ces personnes, le fait est que l’OEA n’a pas tenu compte de sa suggestion. Il est très probable que la présence du Brésil aurait rendu difficile au Trident impérial d’atteindre les objectifs politiques de la mission.

Une fois l’accord signé, il y avait le défi de le rendre opérationnel. C’était une tâche complexe, car la mission, avec ses nouveaux habits et fonctions, était de remplacer les autorités électorales du pays. Par conséquent, il était essentiel de maintenir l’apparence que l’autonomie et l’indépendance de la CEP restent sauves. Ce “choix de Corneille” était impossible à réaliser sans la complicité des conseillers du CEP, qui s’opposaient à la manœuvre.

La mission de dépouillement avait deux objectifs. D’une part, éliminer Jude Célestin du deuxième tour, et d’autre part, imposer cela comme si c’était légal devant la Constitution haïtienne et la loi électorale.

Étant donné qu’il ne devait y avoir aucun doute sur les résultats du recomptage, la mission devait inventer des règles et des principes inexistants dans les règlements électoraux haïtiens et tout à fait inconnus dans tous les autres systèmes électoraux. Nous parlons d’une opération sans précédent et innovante qui restera dans les annales des vérifications électorales. Ainsi, elle avait décidé qu’aucun candidat ne pourrait avoir plus de 225 voix – même lorsque le nombre moyen d’électeurs inscrits était de 460 – dans chaque bureau de vote. Peu importe le niveau d’approbation locale et régionale de chaque candidat.

Toujours insatisfaite, la Mission a appliqué cette méthode innovante pour le candidat Jude Célestin en rejetant d’office les urnes dans lesquelles il avait obtenu 225 voix ou plus. Pour maintenir une bonne apparence, ils ont décidé, néanmoins, d’éliminer certains des votes pour Mirlande Manigat et Michel Martelly. Ainsi, 13 830 votes ont été éliminés pour la première et 7150 pour le second, tandis que Jude Célestin voyait 38 541 votes disparaître, soit 60% de tous les votes éliminés.

Bien qu’ ayant appliqué une méthode révolutionnaire, la Mission de recomptage n’a malheureusement pas atteint les pourcentages nécessaires pour renverser les résultats officiels annoncés par le CEP. Comme elle avait déjà abandonné tous scrupules et principes, la mission a alors décidé de réduire à 150 le seuil pour les votes, allant à Célestin. Ensuite, ils ont extrapolé les votes obtenus dans ces urnes pour les autres candidats par simple calcul au prorata. Lorsque l’inversion des positions de Célestin et Martelly a été obtenue, elle s’est estimée satisfaite et a conclu l’opération.

La Mission de recomptage n’a jamais eu pour préoccupation d’identifier l’existence de fraude. Elle n’a effectué aucune analyse des décomptes de vote, de transfert de données ou des cartes d’identité des électeurs. Elle ne s’intéressait pas non plus à vérifier les résultats des urnes. Bien que se définissant comme un instrument de recomptage, elle n’a effectué aucune vérification des votes ni de comptage. Elle a simplement agi jusqu’à ce qu’elle atteigne son objectif et décide que son travail était achevé. Par conséquent, le nombre de voix obtenues par chacun des candidats ne sera jamais connu.

Le 13 janvier, rapidement et de mauvaise foi, la MOE, équipée de pouvoirs sans précédent et appliquant une méthodologie en-dessous de tout soupçon, a décidé que Mirlande Manigat resterait en première place avec 31,6%, la deuxième place allant maintenant à Michel Martelly (22,2 %). Jude Célestin a été relégué à la troisième place, après avoir obtenu 21,9%. Il y avait une légère inversion des pourcentages, suffisamment pour se débarrasser de ce candidat avant le second tour.

L’ampleur de l’absurdité de l’effort et la faiblesse flagrante de l’adversaire leur permettait d’abandonner toute prudence. Les votes ont tout simplement été échangés entre les bénéficiaires et les faibles pourcentages inversés.

Une fois de plus, la communauté internationale s’était comportée en Haïti comme si elle était en territoire conquis. Elle avait hardiment mis en pratique, en l’absence de toute base juridique, technique ou morale, un coup d’Etat blanc et une intervention électorale flagrante.

Une fois son travail présumé de recomptage terminé et anticipant la sortie officielle de ses recommandations aux autorités haïtiennes, les résultats de la Mission de recomptage ont été divulgués à la presse par deux agences de presse internationales. Coïncidant avec la nationalité d’un bonne partie des prétendus experts de la Mission, l’Associated Press (AP) étatsunienne et l’Agence France-Presse (AFP) ont été choisies, et elles se sont prêtées volontiers à la manœuvre.

Puisque dans ce jeu, personne n’est naïf, les fuites avaient pour objectif clair de devenir des faits accomplis. C’est ce qui s’est passé par la suite.

Au cours des 50 années de coopération électorale offerte par l’OEA à ses Etats membres, elle n’avait jamais osé adopter ces procédures. Elle n’avait jamais remplacé de façon tellement évidente et sans vergogne non seulement les autorités électorales de l’État parrain, mais également les électeurs eux-mêmes.

Les règles de base qui guident les missions d’observation et de surveillance d’élections de l’OEA ont été violées. Son manuel de procédures n’a pas été suivi. À la suite de la débâcle de l’un des instruments les plus respectés du système des Amériques, le directeur du Département de la coopération électorale de l’OEA, le Chilien Pablo Gutiérrez, a présenté sa démission.

Cet épisode a marqué l’OEA d’une tache permanente et est devenu le plus regrettable, bien que peu connu, événement de l’administration du [Secrétaire général de l’OEA] José Miguel Insulza. On ne peut qu’être d’accord avec René Préval quand, face à la ratification de l’élection d’un candidat imposé par les États-Unis par la communauté internationale, il se demandait: “Dans ce cas, pourquoi avoir organisé des élections? »

Q: Nous savons grâce aux câbles du département d’État des États-Unis rendus publics par Wikileaks que le gouvernement américain voit la MINUSTAH comme une priorité dans la région, pour “gérer” Haïti à peu de frais. Pourquoi pensez-vous que des pays sud-américains gauchisants comme la Bolivie, le Brésil, l’Équateur et l’Argentine continuent-ils à y participer? Pensez-vous que certains d’entre eux pourraient bientôt suivre l’exemple de l’Uruguay et commencer à réduire ou retirer leurs troupes et officiers complètement?

RS: Non seulement pourquoi ces pays continuent-ils à participer à la MINUSTAH , mais surtout , pourquoi, en 2004, ont-ils décidé d’y participer ? C’est l’une des nombreuses questions – peut-être la plus importante – que je me suis posée tout au long de mes recherches. La réponse a été fournie par l’analyse des documents et des archives du Forum de São Paulo [une organisation informelle créée en 1990 ayant réuni les partis et mouvements politiques de gauche d’Amérique latine et des Caraïbes]. J’explique dans mon livre, en détail, l’évolution de la question haïtienne dans les débats du Forum. Du fait qu’Haïti n’était représentée que par l’OPL [l’Organisation du Peuple en Lutte][14] de Gérard-Pierre Charles, quand la rupture entre lui et [l’ancien président] Jean-Bertrand Aristide a eu lieu en 2000, le Forum s’est aligné sur Charles et a radicalement rejeté Fanmi Lavalas [le parti] d’Aristide. Le Parti des travailleurs du Brésil (Partido dos Trabalhadores do Brasil) a joué un rôle crucial. Lorsque Luis Inácio Lula da Silva a conquis la présidence en 2002, il a nommé comme conseiller diplomatique le Secrétaire général du Forum à l’époque, Marco Aurélio Garcia. Depuis lors, la position du Forum sur Haïti est devenue la position de l’Etat brésilien. Après avoir assumé le commandement de la branche militaire de la MINUSTAH, le Brésil allait faire un effort pour mettre en œuvre un plan de coopération multiforme, ainsi que lutter – sans succès – pour que l’opération Paix en Haïti soit un instrument s’attaquant aux causes, et pas seulement aux conséquences, de l’instabilité politique chronique d’Haïti.

Aujourd’hui, il y a des murmures – pas encore des voix – au sein de l’Etat brésilien exigeant une révision. Cependant, chaque gouvernement d’Amérique latine a ses raisons, des calculs et des attentes quant à leur participation à la MINUSTAH. Ce sont des calculs égoïstes basés sur un intérêt national présumé – par exemple, le Brésil espère soutenir sa prétention à devenir membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Tant qu’il n’y a pas un fort mouvement de l’opinion publique latino-américaine, les gouvernements continueront à participer à la MINUSTAH.

Notes

[1] Estimations du ministère haïtien de la santé. Accédé le 13 janvier 2014.

[2] ABC News, 9 mars 2012. Accédé le 7 janvier 2014.

[3] Seitenfus: “Je préfère le terme ONGT parce que je ne me réfère qu’aux organisations non-governmentales étrangères qui opèrent en Haïti.”

[4] In Le Nouvelliste, « Michaelle Jean: Présidente d`Haïti ? », Port-au-Prince, 25 mars 2013.

[5] «La grande manip » in Pierre Buteau, Rodney Saint-Eloi e Lyonel Trouillot, Refonder Haïti ?, Mémoire d’encrier, Montréal, 2010, p. 290.

[6] Dans les années 1980, Duvalier – et des bailleurs de fonds tels que l’administration Reagan – ont fait la fameuse promesse de transformer Haïti en une «Taiwan des Caraïbes” par des bas salaires de production de vêtements.

[7] In Le Nouvelliste, 28 juin 2013.

[8] In Le Nouvelliste, 11 mars 2013.

[9] Ibidem, 5 mars 2013.

[10] Seitenfus: “La coopération de Taiwan avec Haïti occupe une place spéciale. Dépourvue de lourdeur bureaucratique, elle est rapide et utilisée de préférence avec le modèle clé en main.”

[11] Cité dans Agence France Presse, 28 novembre 2010. Accédé le 7 janvier 2014.

[12] Le président démocratiquement élu d’Haïti, Jean-Bertrand Aristide, a été évacué d’Haïti en 2004 dans ce qu’il a appelé un “enlèvement au service d’un coup d’Etat.” Le président démocratiquement élu du Chili, Salvador Allende, s’est suicidé dans le palais présidentiel lors du coup d’Etat du 11 septembre 1973.

[13] Voir les mémoires de Ginette Chérubin, Dans le ventre pourri de la bête, Editions de l’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, 2014.

[14] L’OPL s’est détachée du mouvement politique Lavalas qui avait initialement propulsé Aristide à la présidence en 1991.


*Dan Beeton est directeur des communications internationales au Centre de recherche économique et politique et un collaborateur régulier de son blog “Haiti: Relief and Reconstruction Watch” blog.

**Georgianne Nienaber est une rédactrice pigiste et auteure et collaboratrice régulière de l’Huffington Post.

[Traduit du portugais par Alexander Contos.]

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