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Droits de tirage spéciaux : l’outil adapté pour répondre à la pandémie et aux autres défis

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L’analyse de l’allocation récente de 650 milliards de dollars de droits de tirage spéciaux montre que les pays en ont tiré des bénéfices sociaux et économiques, et plaide pour une allocation supplémentaire dans un avenir proche

Résumé

Le 23 août 2021, le Fonds monétaire international (FMI) a alloué un montant historique de 650 milliards de dollars de droits de tirage spéciaux (DTS) à ses 190 pays membres. Il s’agissait de la plus importante allocation de ce type. Celle-ci a déjà eu un impact très positif sur les pays en développement touchés par la pandémie et la récession mondiale, sauvant vraisemblablement des centaines de milliers de vies.

Les DTS sont un avoir de réserve international qui peut être échangé contre des devises fortes ou donné par des pays membres du FMI à d’autres membres. La valeur des DTS est déterminée par un panier de devises composé de dollars, d’euros, de livres, de yens et de renminbi.

Ce rapport examine les données disponibles sur les modalités d’utilisation de ces avoirs de réserve émis par le FMI employées par les pays en voie de développement depuis le mois d’août. Cette analyse revêt une importance particulière étant donné que plusieurs décideurs américains, le pays avec le plus de poids au sein du FMI et doté d’une sorte de veto sur de nombreuses décisions du Fonds, se sont prononcés en faveur d’une autre allocation 1. Cette décision peut être prise par le Congrès, où la Chambre des Représentants a déjà approuvé une allocation ; ou par le Trésor américain, qui représente le gouvernement des États-Unis auprès du Fonds 2. Le soutien des États-Unis, ainsi que celui d’une partie importante du reste du monde, est essentiel à l’obtention d’une nouvelle allocation.

Une évaluation de la manière dont les DTS ont été utilisé est particulièrement importante en cette période critique quand l’économie mondiale est secouée par de nouveaux défis considérables qui suscitent des appels répétés du monde entier pour une autre émission de DTS.

La possibilité d’une nouvelle allocation de DTS dépendra de l’appui du Conseil des gouverneurs du FMI, et en particulier du Trésor américain, qui représente le gouvernement des États-Unis auprès du FMI. Le Congrès américain, où la Chambre des représentants a déjà approuvé une autre émission, peut également donner l’instruction au Trésor américain de soutenir une nouvelle allocation.

Le Programme alimentaire mondial estime actuellement que 44 millions de personnes dans 38 pays sont au bord de la famine. Même avant la guerre en Ukraine, 811 millions de personnes n’avaient pas assez à manger 3. La guerre a fait grimper les prix des denrées alimentaires et menace de famine des millions de personnes supplémentaires. Le soutien financier du FMI est donc absolument nécessaire. L’Ukraine compte, par exemple, environ 4 millions de réfugiés, 6,5 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays et un tiers de la population a besoin d’aide humanitaire 4. Le pays recevrait 2,75 milliards de dollars en cas d’une allocation de DTS soutenue par le Trésor, tandis qu’une loi au Congrès, après approbation par le FMI, allouerait aux Ukrainiens plus de trois fois ce montant, sans que ce soutien financier n’entraîne de coût pour le gouvernement américain.

Les DTS sont de loin le moyen le plus rapide d’apporter une aide de cette ampleur à tous les pays en développement qui en ont besoin. L’année dernière, le Conseil des gouverneurs du FMI a officiellement approuvé les 650 milliards de dollars de DTS le 2 août et crédité les comptes des pays membres dès le 23 août. Contrairement aux prêts, les DTS n’augmentent pas la dette d’un pays et aucune condition ne leur est attachée.

Une autre utilisation potentielle et continue des DTS a été proposée par la Première Ministre de la Barbade, Mia Mottley. Dans le cadre de la Conférence des Parties sur le changement climatique (COP26) en novembre 2021, elle a demandé une allocation annuelle de 500 milliards de dollars de DTS pour financer une transition vers des politiques d’atténuation et d’adaptation au changement climatique 5. La proposition de Mottley est conforme à un article récent co-écrit par la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, qui note que “[l]e monde ne manque ni de l’argent ni des idées nécessaires pour lutter contre le changement climatique” et appelle à l’action de la communauté internationale 6.

La détention d’avoirs de réserve supplémentaires peut octroyer aux gouvernements une plus grande marge de manœuvre budgétaire pour répondre aux défis économiques – comme ils l’ont fait pendant la pandémie de COVID-19 – avec des contraintes de balance des paiements réduites et moins de risques de crises économiques. L’augmentation des réserves réduit également les risques de taux de change et les coûts d’emprunt. La majorité des pays sont beaucoup plus contraints que les pays à revenu élevé dès lors qu’il s’agit de mener une politique budgétaire ou monétaire expansionniste pour contrer les ralentissements économiques. Les banques centrales des pays à revenu élevé – principalement aux États-Unis et en Europe – ont créé 25 000 milliards de dollars par le biais de l’assouplissement quantitatif depuis la Grande Récession. Au cours des deux dernières années, les États-Unis ont enregistré des déficits budgétaires de plus de 15 % du PIB pour 2020 et 12 % pour 2021. Les pays en développement ne peuvent généralement pas se permettre ces mesures. Par conséquent, leurs économies sont beaucoup plus durement touchées lorsque l’économie mondiale entre en récession ou ralentit. Et, ces derniers, les conséquences de tout ralentissement économique sont bien plus meurtrières.

Les DTS peuvent contribuer énormément à combler cet écart — parce qu’ils sont reconnus en tant que réserves internationales, et viennent donc augmenter le montant des réserves des pays qui les reçoivent ; et parce qu’ils peuvent être échangés contre des devises fortes.

Lorsque le FMI alloue des DTS à ses pays membres, ces derniers peuvent échanger ces avoirs de réserve contre des devises fortes, en particulier le dollar américain, l’euro, le yen, la livre ou le renminbi. Ces devises peuvent être utilisées à diverses fins, notamment pour financer des paiements transfrontaliers ou des importations. Cela permet aux pays d’importer des vaccins, des équipements de protection individuelle et d’autres produits de première nécessité ; les états peuvent aussi utiliser cet argent pour soutenir des dépenses internes – par exemple, pour effectuer des paiements directement aux résidents ou aux entreprises – et pour rembourser des dettes.

Si cette capacité d’importation accrue sauve directement des vies, en permettant des dépenses liées à la santé telles que pour des importations de nourriture, de médicaments et des besoins d’infrastructure d’eau ou d’assainissement, celle-ci est également essentielle pour permettre les importations dont l’économie dépend pour la production, comme des engrais pour les cultures vivrières. Les données montrent que 155 de 173 pays ont vu leurs importations chuter entre 2019 et 2020.

Les DTS qui ne sont pas échangés contre des devises fortes contribuent tout de même à stabiliser les économies grâce au renforcement des réserves internationales, limitant ainsi le risque de crises économiques, notamment les crises de balance des paiements, les crises de la dette et les crises budgétaires.

Ce rapport retrace la façon dont les pays ont utilisé, entre le 23 août 2021 et le 31 mars 2022, les 650 milliards de dollars de DTS émis par le FMI en faveur des pays membres. Il identifie quatre principaux usages des DTS :

  • Pour compléter les réserves existantes,
  • Pour acquérir des devises fortes en les échangeant,
  • À des fins fiscales, par exemple pour soutenir les budgets nationaux ou réduire la dette extérieure non liée au FMI, et
  • Pour alléger la dette envers le FMI.

Les données montrent que durant cette période :

  • Quatre-vingt-dix-huit pays à revenu faible ou intermédiaire ont utilisé les DTS au moins d’une façon (acquisition de devises fortes, allègement de la dette du FMI ou à des fins fiscales) ; 30 pays ont utilisé les DTS d’au moins deux façons ; et 10 pays de trois façons.
  • Quarante-deux pays ont échangé une grande partie des DTS contre des devises fortes ; et ceci pour un montant de 17 milliards de dollars.
  • Cinquante-cinq pays ont utilisé des DTS pour l’allégement de la dette avec le FMI, pour un montant d’environ 7,6 milliards de dollars. Les nouveaux DTS ont constitué une bouée de sauvetage pour 23 de ces pays, qui n’auraient pas eu suffisamment de ressources pour payer le FMI sans ces nouveaux DTS.
  • Au moins 69 pays ont inclus des DTS, à hauteur de 81 milliards de dollars, dans leurs budgets ou les ont utilisés à des fins fiscales.

Les données montrent que l’Afrique subsaharienne est la région qui a le plus bénéficié des DTS, avec 41 des 45 pays utilisant les DTS d’une manière ou d’une autre. De plus, les pays ont utilisé les DTS pour se procurer des vaccins et pour soutenir d’autres efforts de lutte contre la pandémie ; pour financer les cartes de rationnement, les prestations sociales et les salaires ; et pour soutenir le budget, entre autres.

Cependant, les montants reçus par les pays à revenu faible et intermédiaire sont encore insuffisants pour prévenir des pertes de vie évitables et à grande échelle causées par une pandémie et/ou un ralentissement économique mondial. Certains pays à revenu élevé se sont engagés à affecter leurs DTS au soutien des pays les plus pauvres. Cependant, les propositions actuelles de véhicules pour une telle réaffectation contiennent des mécanismes de prêts conventionnels du FMI impliquant une nouvelle dette et des conditionnalités. Les prêts ou dons bilatéraux de DTS sont autorisés par les Statuts du Fonds, mais à ce jour, rien n’indique que cela soit envisagé par les gouvernements des pays à revenu élevé, dont certains sont confrontés à des obstacles juridiques ou législatifs nationaux qui pourraient les empêcher de s’engager dans de tels transferts bilatéraux. C’est pourquoi le moyen le plus accessible, le moins coûteux et le plus rapide d’obtenir l’aide dont les pays en développement ont désespérément besoin est une nouvelle allocation de DTS. Aucun risque significatif lié à une nouvelle allocation n’a été identifié, ni ne transparaît dans les résultats de la dernière allocation ou de toute allocation antérieure.

De nombreux pays en voie de développement sont encore confrontés à des défis économiques majeurs, notamment à des niveaux d’endettement insoutenables et d’autres contraintes budgétaires. Alors que plus de la moitié d’une allocation de DTS est attribuée à des pays à revenu élevé qui n’en ont pas besoin, cela n’entraîne pas de gaspillage ou de mauvaise distribution, car les pays à revenu élevé n’utilisent pas leurs DTS. Les DTS qui vont aux pays à revenu élevé n’impliquent donc aucun coût ni utilisation de ressources ; il s’agit d’une écriture comptable requise par les règles du FMI lorsqu’une allocation est effectuée. Bien que l’on puisse affirmer que ces règles devraient être modifiées, il n’y a pas d’argument pour affirmer qu’elles nuisent à l’impact positif que les DTS ont sur les pays en voie de développement qui en ont besoin.

Même si les pays à revenu élevé n’utilisent pas leurs DTS, ils bénéficient néanmoins indirectement de l’allocation de DTS. On estime que les États-Unis ont perdu plus de 2 millions d’emplois liés aux exportations entre janvier 2020 et mai 2021, en raison de la baisse de la demande du reste du monde, dont une grande partie des pays en développement 7. L’économie américaine, et les travailleurs aux États-Unis, bénéficient donc de manière significative de l’effet stabilisateur d’une allocation de DTS sur la demande agrégée du reste du monde des exportations américaines.

Comme le montre ce rapport, les pays qui ont réellement besoin des ressources que les DTS peuvent fournir sont ceux qui les utilisent. En outre, les données disponibles montrent que les pays visés par de larges sanctions économiques, ou les gouvernements qui ne sont pas reconnus par les États-Unis et leurs alliés au FMI, ne peuvent pas accéder aux DTS. Comme il est détaillé dans ce rapport, cela est principalement dû au fait que les sanctions dissuadent les pays qui pourraient servir de contreparties dans les transactions à s’engager dans des transactions avec les banques centrales ou autres représentants des pays sanctionnés. C’est par exemple le cas de la Banque centrale d’Iran, qui fait l’objet de sanctions depuis le retrait de l’administration Trump du Plan d’action global conjoint, ainsi que de la Syrie et, plus récemment, de la Russie et de la Biélorussie .

Les préoccupations qui ont été exprimé relatives à l’utilisation des DTS par les pays sanctionnés sont donc dénuées de fondement.

Et malgré la répartition inégale des DTS entre les pays membres, l’allocation de 650 milliards de dollars en 2021 représentait tout de même la forme de soutien, libre d’endettement, la plus substantielle pour les pays à revenu faible et intermédiaire pendant la pandémie. Les données disponibles sur d’autres initiatives, notamment l’Initiative de suspension du service de la dette (ISSD) du Groupe des 20 et le Fonds fiduciaire d’assistance et de riposte aux catastrophes (fonds fiduciaire ARC) du FMI, montrent que ces programmes ne représentent qu’une petite fraction du soutien reçu via les DTS.

Il est instructif de comparer l’ampleur de l’allocation de DTS aux pays en développement aux programmes multilatéraux majeurs conçus pour aider ces pays à faire face à la pandémie de COVID-19 ou à d’autres catastrophes de santé publique. L’ISSD suspend – mais n’annule pas – « les paiements du service de la dette des pays les plus pauvres (73 pays à revenu faible et intermédiaire inférieur) qui demandent la suspension. C’est un moyen d’assouplir temporairement les contraintes de financement de ces pays et de libérer de l’argent rare qu’ils peuvent utiliser pour atténuer l’impact humain et économique de la crise du COVID-19 » 8.

Le montant de la suspension de la dette dans le cadre de cette initiative pour les années 2020-2021 est estimé à 6,9 milliards de dollars. En comparaison, l’allocation de DTS en 2021 à ces pays était près de quatre fois plus élevée et s’élevait à 26,3 milliards de dollars (voir le tableau n°2 du rapport). Encore une fois, les 6,9 milliards de dollars n’étaient pas un allégement de la dette, mais seulement une suspension ; ils ne sont donc pas comparables aux DTS en termes de ressources mises à disposition.

Le fonds ARC est un meilleur dispositif dans le sens où il « permet au FMI d’accorder des subventions pour l’allégement de la dette des pays les plus pauvres et les plus vulnérables frappés par une catastrophe naturelle ou de santé publique aux conséquences désastreuses »9. Mais en 2021, il n’a fourni qu’un montant d’un peu moins d’un milliard de dollars d’allégement de la dette aux 31 pays. Ce chiffre est à mettre en regard des 8,1 milliards de dollars que ces mêmes pays ont reçus en DTS cette année-là (voir à nouveau le tableau 2).

L’économie mondiale est confrontée à de graves chocs, notamment la hausse des prix des denrées alimentaires, du carburant et d’autres produits de base, résultant de la guerre en Ukraine 10. Les politiques monétaire et budgétaire se resserrent également dans certains pays en réponse à ces chocs, et il existe une incertitude quant à la poursuite de la pandémie de COVID-19. Compte tenu des niveaux déjà extrêmement élevés de faim, malnutrition et risque de famine, une grande partie du monde a désespérément besoin de l’aide que peut apporter une autre allocation de droits de tirage spéciaux. L’émission de DTS de l’an dernier a prouvé son efficacité.

Lire le rapport complet en anglais.

  1. Voir Warren (2022) et Martin (2022a).
  2. Une allocation dans laquelle le soutien américain au FMI est décidé par le Trésor, sans vote du Congrès, – comme pour l’allocation d’août – est limitée à environ 680 milliards de dollars de DTS. Cependant, le Congrès peut approuver des sommes beaucoup plus conséquentes : la Chambre l’a fait récemment, mais la décision a été bloquée par les républicains au Sénat.
  3. PAM (2022d).
  4. Bureau de l’économiste en chef (2022).
  5. Elsworth (2021).
  6. Georgieva et Verkooijen (2021).
  7. Voir, par exemple, Cashman (2021).
  8. FMI (2020b).
  9. FMI (2016).
  10. Kammer, Azour, et. Al. (2022).

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